Les voyages de demain. La "jugaad" est un mot hindi qui signifie la débrouillardise, le système D. L’émission "Un œil sur la planète" d’hier soir jeudi 16 juin 2016 a expliqué et illustré ce thème. Les indiens à tous les échelons de la société, parce qu’ils manquent de ressources, font jouer leur créativité et leur intelligence en toute autonomie et pour "faire beaucoup avec peu". Cette philosophie imprègne l’affuteur de ciseaux qui utilise son vélo pour faire tourner sa meule, l’inventeur d’une batterie de téléphone révolutionnaire, ou le savant qui construit un radiotélescope géant en utilisant du grillage de cages à poules !
Il n’y a pas qu’en Inde où on pratique la jugaad. Je l’ai beaucoup vu appliquer en Afrique, où on croise partout des as de la récup et du rafistolage. Sans utiliser le mot jugaad, on est capable de faire rouler une voiture plus de 1 millions de kilomètres en la rafistolant sans passer par un concessionnaire, ou de créer de superbes jouets avec des canettes recyclées et du fil de fer. Les français à l’esprit créatif répètent aussi que "en France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées". Leurs idées deviennent jugaad quand ils inventent des solutions avec des bouts de ficelle. Le mot jugaad est maintenant branché et il est repris par les consultants internationaux en management les plus écoutés qui en font un "booster d’innovation". Il se décline aussi dans beaucoup de langues locales populaires : à Abidjan on dit "grigra", à Dakar "goorgoorlu".
Je pense qu’on peut appliquer le concept de Jugaad aux voyages. Par définition un voyage est un saut dans l’imprévu. Bien entendu, beaucoup de touristes et des voyageurs achètent la sécurité en prenant un forfait dans une agence de voyages ou un tour opérateur. Ce dernier est alors "responsable" de tout ce qui peut se produire pendant la durée du séjour ou du circuit. C’est à lui de trouver des solutions en cas de difficulté. Pourtant, de plus en plus de voyageurs choisissent de se passer d’intermédiaires. Ils réservent en direct leur billet d’avion et leurs nuits d’hôtels et achètent sur place leurs transports et restaurants. Ils deviennent responsables de leur propre voyage et doivent voyager malin pour se sortir seuls des impasses.
Une génération actuelle des voyageurs retrouve ainsi l’esprit routard de ses parents et grands-parents. Par exemple Sylvain Tesson, quand il traverse seul la Sibérie du nord au sud, retrouve l’esprit d’Alexandra David-Néel qui avait traversé incognito à pied dans les années 1920 le Tibet interdit à pied ou de René Caillé qui, un siècle plus tôt, était parti seul à pied pour atteindre la mythique ville de Tombouctou. Ces aventuriers pauvres sont restés dans les mémoires comme les véritables voyageurs.
Aujourd’hui on découvre une génération des voyageurs dégourdis et ingénieux à travers des milliers de blogs de voyages dans lesquels ils racontent leurs aventures. Au lieu de voyager riches (monétairement parlant), pauvres (humainement parlant), prédateurs et dépendants, ces voyageurs jugaad font le choix de voyager pauvres (monétairement parlant), riches (humainement parlant), responsables et libres. Ils sont proches des gens et de la nature et se sortent par eux-mêmes de leurs galères. Comme les rois de la jugaad indiens, ils réagissent pour tirer profit des situations difficiles. Certains sont assez radicaux comme les adeptes américains du "off the grid" (les "débranchés") présentés dans l’émission d’hier soir ou dans le film "Into the wild". D’autres cherchent des manières de tenir la route, tenables et durables, sans forcément fuir.
Je prends seulement deux exemples, mais il y en a des centaines d’autres. Le blog "vadrouille-débrouille" raconte comment il "voyage sans réserver d’hébergement, sans planifier, sans prise de tête. C’est clair le confort absolu n’est pas recherché, je cherche avant tout à vivre mes voyages". Le blog "débrouilleautourdumonde" écologique et économique a une approche voisine. Solène, journaliste-bloggeuse que nous venons d’interviewer sur Bestglobe nous a dit "je remercie mes parents de m’avoir appris la débrouillardise". C’est aussi l’esprit de quelques bloggeurs que nous avons présentés comme Onechai, Le Gange à pied ou Actisphère. Ou d’émissions de télévision comme "Nus et culottés" ou "J’irai dormir chez vous". Ou comme en débattra le festival "No Mad" à Pontoise dans une semaine.
Avec eux, le futur proche du voyage de demain (comme dans le film "Demain") est déjà là, en reconstruction. Ces voyageurs ne comptent pas sur les seules ressources monétaires mais prônent un autre voyage, plus audacieux, entreprenant, utopique, inventif, solidaire, responsable. Ils cherchent à sortir des impasses du tourisme actuel qui provoque trop d'affluences qui tuent le tourisme et les voyages. Et s’inspirent de Pierre Rabhi qui prêche la décroissance, la simplicité, la sobriété heureuse et l’équilibre entre être et avoir. Pour changer le monde, changeons les voyages. Pour vivre heureux, voyageons heureux.