La voyageuse obstinée. Ce livre est un des plus grands classiques de la littérature de voyages. L’aventure qui y est racontée date d’à peine 100 ans. Pourtant, j’ai eu l’impression, en la lisant, d’être transporté au moyen-âge. Tout est sorti du mental d’une femme française au caractère bien trempé, "résolue à se frayer un passage à travers le pays interdit", le Tibet. Alexandra David-Néel était une lettrée orientaliste et curieuse. Elle avait appris le tibétain. Une rencontre avec le Dalaï-Lama avait ouvert la boîte de Pandore de ses rêves. Elle voulait découvrir ce "pays différent de tous les autres". Seuls quelques explorateurs et missionnaires avaient pu y pénétrer au cours des siècles précédents. Mais aucune femme étrangère.
Alexandra était attirée par l’immensité des hauts plateaux mais aussi "par les ascètes et magiciens". Le problème est qu’à l’époque le pays s’était hermétiquement refermé aux étrangers. Têtue, notre française avait déjà fait quelques incursions dans ses bordures, mais au cours d’une de ces expéditions elle avait été arrêtée et refoulée. "J’avais pour principe de ne jamais accepter une défaite de quelque nature qu’elle puisse être et qui que ce soit qui me l’inflige", écrit-elle. C’est cette détermination inébranlable et cet esprit de revanche qui la conduiront jusqu’à Lhassa, la capitale, qu’elle appelle la "Rome lamaïste". En 1924, elle sera la première femme étrangère à entrer… à pied, au cœur du Tibet interdit. Son récit est plus palpitant que Tintin au Tibet ou qu’Indiana Jones parce que véridique.
En effet quelle aventure pour y parvenir ! Accompagnée de son "enfant adoptif "un jeune lama "moine-pèlerin", Yongden, Alexandra, qui a déjà 55 ans, se fait passer pour sa mère. Et elle prend l’aspect d’une vieille femme mendiante, maquillée d’un mélange de cacao et de charbon. Elle doit ruser en permanence pour passer inaperçue. Chaussés de sandales chinoises inadaptées, elle et Yongden effectuent d’épuisantes marches nocturnes, chargés comme des mulets, avec des dénivelés incroyables, dormant dans des grottes ou dehors par grand froid. Leur nourriture est frugale et ils se réchauffent avec du thé au beurre rance. "Nous nous reposions sur notre robuste constitution et la force de notre volonté". Car il fallait une santé de fer pour marcher dans la neige, parfois à plus de 5000 mètres d’altitude. Ils frôlent la mort quand ils se perdent 6 jours dans la neige sans nourriture. "Nous étions sur le chemin qui mène à la folie", écrit-elle.
Ils croisent des bêtes sauvages et doivent se tirer seuls des griffes de brigands. Ils doivent sans cesse monter des stratagèmes pour ne pas éveiller des soupçons. De péripéties en rebondissements incessants, les rencontres de personnages qu’ils font sont autant de saynètes et de sketches, drôles, tendres, tristes, haletants... Son atout est de parler la langue et de connaître les mentalités, les coutumes et la religion. Son autre force est son attrait pour l’inédit, l’interdit, l’exploit, comme certains journalistes reporters actuels. Elle n’hésite pas à choisir la route la plus périlleuse. Elle se donne l’allure d’une vagabonde, mais elle cache "l’ivresse de l’aventure" qui conduit ses pas.
On découvre une femme téméraire autant que courageuse, "hypnotisée par sa volonté de réussir", selon ses propres mots. L’intérêt de son récit est de vivre avec elle l’aventure jusqu’au bout. Et de voir comment, en catimini, elle s’incruste deux mois à Lhassa et visite incognito tous les temples et le palais du Potala avec un sentiment mitigé : "les plus précieux matériaux ne peuvent qu’exprimer l’opulence ou le pouvoir, ils n’atteignent pas la beauté". Elle assiste aux plus grandes fêtes, un peu mascarades à son goût, mais s’émerveille devant la féérie du "serpang", une grande procession et "cohue multicolore". Elle conclut : "spectacle inoubliable qui, à lui seul, m’eût payée des fatigues que j’avais endurée".
Cette femme intrépide m’a fait penser aux plus grands découvreurs, navigateurs et explorateurs un peu fous de l’histoire, que ce soit Magellan, Pizarro, et bien d'autres, notamment tous ceux que Jules Verne a décrits. Je pense aussi, plus près de nous, à Clärenore Stinnes, Théodore Monod ou Sylvain Tesson qui a traversé la Sibérie du nord au sud ou à de courageux bloggeurs comme Fred et Fanny qui ont parcouru le Malawi à pied, ou Tanneguy qui a remonté le Gange à pied. Ou encore aux innombrables bloggeuses qui parcourent aujourd’hui seules le monde de long en large et qui sont un hommage vivant à cette pionnière de l’opiniâtreté… qui a vécu 101 ans.
Editions Plon 1927, collection « Pocket spiritualité » 1982, 2004 et 2010
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