Le globe-trotteur musulman. J’ai ouvert et lu ce livre comme un monument de la littérature des voyages. Ibn Battuta est un grand voyageur qui parcourut le monde islamique et sa périphérie il y a 700 ans, quelques années seulement après le long périple de Marco Polo. Ce marocain de Tanger partit à 21 ans pour accomplir un pèlerinage à La Mecque. Il a finalement erré pendant 28 ans à dos de chameau, de cheval, d’éléphant, en chaise à porteur, en bateau ou à pied, au hasard de ses détours, vagabondages, rencontres et désirs. Même les plus purs et authentiques des globe-trotteurs d’aujourd’hui ne partent pas aussi longtemps d’un coup. Son "esprit obstiné à voyager", selon sa propre formule, en a fait "le plus grand voyageur de l’Islam" et il pense avoir fait "le tour du monde". Il a dicté ses mémoires au secrétaire du prince mérinide de l’époque (la dynastie qui contrôlait alors le Maroc) qui lui avait demandé une relation de ses aventures (Rihla).
Ibn Battuta est finalement repassé quatre fois à La Mecque où il a séjourné en tout plusieurs années. Dès cette époque il parle là d’une "foule incalculable" en précisant qu’il est rare de pouvoir accomplir le rite du baiser de la pierre noire "sans être bousculé". Il rapporte que les caravanes étaient tellement immenses "qu’on avait l’impression que la terre ondulait". C’était l’époque d’un islam conquérant. Mais sa curiosité ou les circonstances l’ont poussé plusieurs fois sur des terres de non musulmans. Il ne manque pas une occasion de dire qu’il n’aime pas les chiites, les chrétiens ou les juifs qu’il n’hésite pas à insulter en public. Il parle des russes comme des "chrétiens blonds aux yeux bleus, laids et hommes perfides". En même temps, il ne cache jamais son admiration pour les sultans "qui font la guerre sainte et lancent des expéditions contre les idolâtres". Des phrases qui gardent une résonnance terrible aujourd’hui.
Ses aventures en zigzag l’ont poussé en Asie jusqu’en Chine et en Afrique jusque dans l’actuelle Tanzanie et dans l’actuel Mali. Mais il a aussi exploré l’Andalousie, la péninsule arabique, l’Asie centrale, la frange méridionale de la Russie, le sous-continent indien, les Maldives, l’Indonésie, le Vietnam,… Son récit décrit donc une part importante du monde au XIVème siècle en nous sortant de notre européocentrisme. A cette époque les rois de France et d’Angleterre se crispaient sur ce qui allait devenir la guerre de cent ans. Ibn Battuta, lui pendant ce temps, traversait le monde musulman en son cœur (Dar al-Islâm), comme le fit par exemple Muhammad Asad au début du XXème siècle.
Ibn Battuta parle du phare d’Alexandrie, du Nil, décrit Jérusalem avec les yeux exclusifs d’un musulman, se montre admiratif devant Damas, qu’il présente comme le ferait un guide, en parlant de la coupole de la mosquée des Omeyyades comme "d’une des constructions les plus merveilleuses du monde". Il s’émerveille aussi devant Alep, Bagdad, Chiraz et, bien sûr, La Mecque et Médine. Mais s’extasie aussi devant Boukhara et Samarkand, Oman, la cour du sultan de Delhi, Goa, Hangzhou en Chine, "la plus grande ville du monde", et devant beaucoup d’autres villes et territoires aujourd’hui moins connus ou disparus.
Il est curieux, découvreur et ses descriptions sont de précieux témoignages. Il est à la fois un peu touriste, sociologue, politologue et... portraitiste de cour. Il décrit la fabrication de la porcelaine chinoise ou assiste en Inde au sacrifice de veuves sur un bûcher… Il loge souvent dans les zawiyas, des complexes religieux qui incluaient une auberge, quand il n’est pas hébergé au frais de sultans. Mais son appétit au voyage le pousse à prendre des risques. Il survit à des fièvres et traverse des villes infestées de la peste. Par imprudence, il manque d’être exécuté par le sultan de Delhi, qui finalement lui confie une ambassade en Chine en lui disant "je sais que tu aimes voyager". Mais en route, il est capturé par des insurgés hindous et ne doit sa survie qu’à un miracle. Il subit un naufrage qui lui fait perdre tous ses biens… Un peu plus tard, son bateau est aussi saisi par des pirates et dépouillé. Jules Verne qui l'admirait l'a mis "au rang des plus hardis et intrépides explorateurs (...) immédiatement après Marco Polo."
Parfois il se montre davantage conteur que reporter. Il rapporte des fables sans esprit critique et certains épisodes arrangés sont repeints de couches de merveilleux. Ces pages ne sont pas plus vraisemblables que certaines de Marco Polo. Il admet d’ailleurs : "Dieu seul sait la vérité dans tout cela" ! Pour être franc, la lecture de ce récit est parfois indigeste, malgré la nouvelle traduction modernisée de 1992 (1) que j’ai lue et qui a gommé les longueurs et digressions en apportant des notes érudites. Il y manque des cartes de géographie et un glossaire pour s’y retrouver dans la terminologie arabisante (par exemple les différences entre sultans, cheikhs, émirs, vizirs, cadis…). Je me suis perdu dans certains chapitres, chargés d’innombrables personnages, d’histoires en cascades de dynasties de sultans où s’étirent des noms arabes à rallonges.
Ibn Battuta commence son récit "au nom d’Allah…". Il pratique un certain islam rigoriste, en affichant parfois des intentions ascétiques, tout en restant attiré par les richesses, le clinquant et l’apparat. Il arrive dans les cours de sultans comme un messager lointain, est reçu avec des honneurs princiers et comblé de somptueux cadeaux,… et même de "jeunes filles et de garçons captifs" à Java. En Inde, il parle de la cruauté et de la tyrannie du sultan de Delhi mais décrit les audiences grandioses de ce "maître du monde" sans hésiter à être proche de lui et à profiter de ses largesses. Même chose avec le sultan de Coromandel (Inde) présenté comme la cruauté absolue. En Chine, il se dit "très contrarié de voir que le paganisme y règne" mais profite de l’hospitalité tout en se montrant ébloui devant les richesses, la porcelaine, la soie, les billets de banque ou les dessins qu’il prend plaisir à décrire. Aux Maldives il occupe des fonctions politico-administratives. Il tente alors d’y couvrir les femmes qui se promènent la poitrine nue sans y parvenir et fait bastonner les hommes qui ne participent pas à la prière.
Entre les lignes, Ibn Battuta ne cache pas une vie intime tortueuse et compliquée dans laquelle les femmes semblent n’avoir qu’une place de soumission. Il se marie au départ de son voyage à Sfax en Tunisie et part avec son épouse. Il a des filles d’une esclave en Inde où il dit explicitement "voyager avec ses concubines". Il se marie une nouvelle fois aux Maldives où il affiche des concubines locales et plusieurs épouses. Il répudie brusquement l’une d’elles pour la remplacer par une esclave, puis reprend deux autres épouses, etc,… Même s’il faut replacer cette histoire et ce voyageur plein de contradictions dans le contexte de l’époque, je me suis senti sans cesse balloté, dans cet exceptionnel récit de voyage, entre émerveillement, étonnement, effroi et agacement.
(1) "Voyages et périples choisis" d’Ibn Battuta. Collection "Connaissance de l’Orient". Editions Gallimard. Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Paule Charles-Dominique. 1992