Vitesse et Voyages. Au cours d’une croisière sur le Mékong au Laos, j’ai été impressionné de croiser de temps en temps des "speed boat" comme celui que j’ai réussi à saisir sur cette photo. Ils passaient comme des flèches, avec des passagers casqués comme des motards et frigorifiés à cause du vent. Un laotien m’a affirmé qu’ils pouvaient atteindre 70 km/h. J’ai été surpris que les paysans laotiens soient prêts à dépenser beaucoup plus d’argent pour aller plus vite. Certes, moi-même j’étais venu au Laos dans un avion volant à 900 km/h plutôt que par la route ou par les mers, comme le faisaient la plupart des gens il y a seulement 100 ou 150 ans. Mais ces speed boat m’ont amené à me demander pourquoi les déplacements et les voyages sont de plus en plus associés à la vitesse ?
Depuis le XXème siècle en effet, la civilisation mondialisée est avide de grandes vitesses. Elle préfère les TGV aux trains classiques, les jets (avions à réaction)-voire les supersoniques quand ils existent- aux turbopropulseurs (avions à hélices), les bateaux les plus puissants ou de compétition aux embarcations traditionnelles, les motos aux vélos, les skidoos aux traineaux à chiens, les moyens mécaniques aux moyens écologiques,… Même pour leurs marchandises, les humains du XXIème siècle choisissent souvent la livraison la plus express possible. Nous devenons tous des geeks de la vitesse de l’électronique, déformés par les média et les actualités en continu, le rythme des films, des jeux électroniques,…Tout pousse à la rapidité. Celle-ci devient une addiction : plus on en consomme, plus on en demande. La vie se transforme en grand huit de parc d’attraction.
Quelles raisons nous poussent à aller aussi vite ?
Profondément, je pense que la logique économique du profit et de l’accumulation du capital des entreprises imprime dans nos neurones une formule : "le temps c’est de l’argent". Plus on vend vite (on parle de "vitesse de rotation des stocks" !), plus on produit, plus on traite de dossiers, mieux on est noté, plus notre salaire est augmenté. "Cours, Forrest, cours ! " semblons-nous entendre, comme dans le film "Forrest Gump". En revanche, la lenteur est pénalisée et les lents sont marginalisés. La pression est donc en permanence sur tous les salariés, et la compétition sur tous les chefs d’entreprises pour accélérer tous les processus. L’organisation du travail pousse aussi à fragmenter ses congés et donc à privilégier les courts séjours par rapport aux grandes vacances. Les voyageurs n’échappent donc pas à cette logique de l’accéléré. Beaucoup sont contaminés et cherchent à afficher un compteur record de pays visités et de visas sur leurs passeports.
Ces choix aussi s’expliquent parce que la vitesse présente quelques avantages. Bien sûr, la sécurité : la vie d’une personne malade ou en danger peut dépendre de la rapidité d’un secours. Mais on invoque également les arguments de confort : la vitesse permet de trouver un soleil (introuvable près de chez soi) ou un vrai dépaysement, d’aller plus loin avec moins de fatigue, d’aller directement où l’on veut aller et de multiplier les lieux visités sur des périodes courtes.
Au retour, grâce à ce voyage expéditif on peut afficher un bronzage qui fait rager les collègues, en pointant du doigt une île sur une carte du monde et en disant : "c’est là que j’étais". En ce sens, cette vitesse-là fait entrer dans une "aristocratie" sociale (du grec "aristoï" "les meilleurs") valorisante : je suis un bon professionnel (sous-entendu efficace et donc rapide), par conséquent je gagne bien ma vie et je peux aller vite très loin.
La vitesse permet aussi de réaliser de grands voyages dans les petits délais que l’organisation sociale nous octroie pour partir. Car en allant vite on gagne du temps pour voir autre chose. Ainsi on passe moins de temps dans les transports pour profiter de plus de temps à destination… par exemple pour "buller", les doigts de pied en éventail au bord d’une piscine. Grâce à la rapidité des moyens de transports, un voyageur peut également entreprendre l’impossible, des voyages inimaginables s’il devait prendre la route au lieu de l’avion.
En même temps, dans notre société agitée et suractive, la vitesse devient un frisson et une prise de risque très courus. Par exemple, dans les jeux électroniques, les films, les parcs d’attraction… ou sur la route… Ce frisson donne l’impression de "profiter de la vie" et de "vivre intensément". C’est ce que disent les motards, les pilotes automobiles, tous les accros de toutes les formes de vitesses. On exorcise l’accéléré contraignant du quotidien en lâchant prise dans un accéléré que l’on a choisi et que l’on a l’impression de maîtriser. Et on reste fasciné par la recherche scientifique qui pousse toujours plus loin les limites et promet des trains ou des avions qui deviendront de véritables fusées.
Quelques raisons qui poussent à freiner
Mais cet engouement à tout prix pour la vitesse n’est-il pas quelque part une fuite en avant ? Est-il nécessaire d’aller jusqu’en Thaïlande ou à Saint Domingue pour se mettre au soleil sur une plage alors qu’on peut trouver d’aussi belles plages, plus près et moins cher, par exemple aux Canaries au plus froid de notre hiver ? Et le froid d’ailleurs n’est-il pas aussi une expérience de voyages possibles à vivre ?
En définitive, on multiplie les voyages courts séjours superficiels sans prendre le temps de la rencontre humaine, sans comprendre ce que l’on découvre. Au final, le bonheur recherché à grand prix, loin, à grande vitesse, n’est peut-être pas toujours au rendez-vous. Il arrive de rentrer frustrer de grands voyages. Parfois l’écart est tellement grand entre le moment de rêve qu’on vient de passer et la réalité tellement glauque de notre quotidien, que le "bien-être" si chèrement gagné et acheté s’évapore aussitôt.
J’ai moi-même eu la chance de faire un New York-Paris en Concorde avant que cet avion ne se crashe. Je m’interroge encore sur le bienfait que j’en ai retiré : moins de fatigue ? On dort bien sur un vol de nuit dans ce sens. Du temps gagné ? Certes j’ai "gagné" quelques heures, mais qu’en ai-je fait ? Le frisson de la vitesse ? A part l’écran de la cabine qui affichait la vitesse du supersonique à mach quelque chose, je n’ai éprouvé aucune sensation particulière ? Finalement je n’ai rien gardé d’autre qu’une sorte de « diplôme » de vol sur le Concorde qu’on m’a remis à la sortie de l’avion et la satisfaction de faire bonne impression dans la société en pouvant dire : "je l’ai fait".
Des questions à se poser
Au fond, l’addiction pour la vitesse renvoie à ses vraies valeurs et aux vraies questions : qu’est-ce que je cherche en voyageant ? Un plaisir fugace, un bien-être personnel temporaire et furtif ? Une distinction et un statut social ? Une soif de découverte ? Le goût d’apprendre ? Le besoin d’échapper aux conditions écrasantes de la vie et des entreprises de l’économie libérale mondialisée ? La recherche d’un autre sens à la vie ? Une autre manière de vivre ? Quelles sont mes vraies priorités personnelles : break, oubli, relaxation ou rencontre, découverte, partage, apprentissage ? En fonction de mes questions et des réponses que j’y apporte, j’adapte ma manière de voyager à ce que je recherche.
Il n’est pas inutile non plus de prendre conscience que voyager loin, souvent et rapidement rejoint les questions sociétales actuelles : bruit, pollution, consommation d’énergie, émissions de gaz à effet de serre, risques et dangers accrus… telles que ces questions ont été posées par exemple lors de la COP21. L’accidentologie sur la route est clairement liée à la vitesse des véhicules. Et si le bonheur des voyages lui était lié à leur lenteur ?
Personnellement j’ai beaucoup couru professionnellement comme Forrest Gump autour du monde (je me souviens avoir "fait" Los Angeles ou Singapour en 24 heures chrono sur place !). Plutôt que d’être écrasé par un "jet lag" à répétition, j’aspire aujourd’hui, à chaque fois que je le peux, à voyager plus lentement, plus longtemps et mieux, et à ne pas voyager idiot. A prendre le temps plutôt que d’être pris par le temps. Je laisse la vitesse aux courses et aux coureurs, aux urgences… La vie n’est pas une course mais plutôt un chemin.
Une autre manière de considérer le voyage
Pourtant je comprends les voyageurs-zappeurs et les speedy Gonzales du court séjour, pressés comme un citron par leurs conditions de vie, car je l’ai moi-même été. Mais je suis davantage attiré maintenant par le slow travel. J’admire les globe-trotteurs qui ne partent pas en voyage mais qui font de leur vie un voyage. L’expression "Qui veut voyager loin ménage sa monture", reste vraie au XXIème siècle. En même temps, il faut être réaliste et rester de son temps en sachant panacher vitesse et lenteur. Quel globe-trotteur ou blog-trotteur n’a jamais pris l’avion ? Chacun d’entre eux sait distinguer la vitesse du mode de transport aérien et la saveur de la lenteur une fois arrivé à destination. Tout est question, de choix, de mesure et d’équilibre personnel.