Voyage au cœur de la religiosité russe. Pour comprendre la Russie d’aujourd’hui, il faut fouiller dans ses racines, parfois charnues comme les bulbes de ses églises. Une de ces racines est la religiosité orthodoxe. Moi qui suis globe-trotteur du XXIème siècle, je me suis un peu retrouvé, lors de certaines de mes randonnées, dans la peau de ce pèlerin russe de l’époque de Dostoïevski. En le lisant, j’ai essayé de me mettre dans les pas de ce paysan manchot, parcourant à pied « des verstes et des verstes » (les kilomètres n’étaient pas connus à son époque), solitaire, fuyant toute vanité, humble, mendiant par choix, sans le sou, allant jusqu’à refuser l’argent qu’on lui donnait.
En le lisant j’ai pensé, toutes proportions gardées, à certains épisodes d’émissions contemporaines « nus et culottés » ou « j’irai dormir chez vous » ou à certains routards partis dans un esprit de découverte à l’aventure avec rien ou presque rien. La différence est que ce voyageur de la Russie tsariste est en voyage perpétuel, sans retour, comme certains voyageurs persécutés de notre époque. Mais lui a choisi sa vie d’errant. J’imagine que Sylvain Tesson a éprouvé dans la Russie profonde qu’il a parcourue à pied certaines sensations rapportées par ce curieux pénitent.
Ce petit livre semblera bien étrange à des non croyants qui, peut-être ricaneront devant cette bondieuserie parfois indigeste. En effet, le pauvre pèlerin volontaire rabâche en continu une prière, non pas jusqu’à saturation mais jusqu’à l’extase. Certains voyageurs voient dans la sollicitude complètement imprévisible des personnes rencontrées un heureux hasard, mais la foi de cet homme lui montre dans les rencontres fortuites la main de la Providence. On voit en tout cas la générosité spontanée des Russes qui hébergent et nourrissent ce pauvre hère, voyageur perpétuel en prière perpétuelle.
L’auteur de ce petit opuscule est inconnu. On imagine volontiers qu’un moine orthodoxe ait mis par écrit le récit d’un pèlerin qui s’était confié à lui. Un récit qui lui permettait de rédiger une défense et illustration de la philocalie. La philocalie ? Rien de compliqué dans ce mot tiré du grec et qui signifie tout simplement « l’amour de ce qui est beau ». Chez les orthodoxes, c’est le titre d’un recueil de certains pères de l’Eglise. Cette spiritualité a inspiré de grands écrivains russes comme Gogol, Dostoïevski ou Tolstoï. Le traducteur Jean Laloy estime que, dans cette littérature, elle est « la note cristalline qui est sans doute la tonique secrète dans le tumulte des écrits de tout genre où se heurtent les tendances extrêmes du caractère russe ». Difficile de comprendre l'âme russe en faisant l'impasse sur cette racine que 50 années de communisme n'ont pas réussi à extraire.
Editions Seuil et de la Baconnière, 1999