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Pourquoi tout photographier partout

Photo Photographie Photographier une oeuvre d'art (ici Gaugin à Amsterdam) n'est ce pas une certaine manière de se l'approprier ?

Radiographie du raz de marée photographique. Devant les monuments historiques, dans les musées (ceux qui ne l’interdisent pas), lors d’événements de toutes sortes, devant des vedettes du show-business, dans les spectacles, et même devant les plats des restaurants,… quasiment partout,  des forêts de téléphones portables se lèvent pour tout photographier ou filmer. Il y a encore 20 ans on se moquait des essaims de touristes japonais et coréens sortant des autocars pour photographier en bourdonnant tout ce qui passait devant eux. Le matériel japonais et coréen a conquis le monde. Et leurs tics avec eux. De manière irréversible. Certains sites touristiques sont des défilés exhibant les derniers cris de la haute technologie d'appareils photos asiatiques. J’adore la photo et j’en prends beaucoup, mais parfois trop c’est trop. L'écrivain Michel Tournier avait observé le phénomène dès les années 1970 à Venise :"Il ne doit pas y avoir de lieu au monde où l'on fait une pareille consomation de pellicule photographique. C'est que le touriste n'est pas créateur, c'est un consommateur-né. Les images lui étant données ici à chaque pas, il fait des copies à tour de bras" ("Météores" 1975). 

Je me suis demandé ce qui  générait ce tsunami de mitraillage photographique. J’ai trouvé quelques explications. Des raisons comportementales et des raisons technologiques. Elles ne sont pas forcément les seules et ces quelques idées restent ouvertes au débat :

1-      Le bien-être économique. Les habitants des sociétés occidentales et asiatiques disposent de revenus laissant suffisants pour se procurer les téléphones portables et les matériels photos que vantent les publicités. Tout le monde n’en profite pas. En Inde ou en Afrique noire, seule une minorité s’offre ce luxe. L’Africain ou l’Indien que vous photographiez n’a pas la réciproque et ne peut pas vous photographier.

2-       L’individualisme. Le développement du bien-être économique va de pair avec un fort individualisme. Chacun se croit libre de prendre ou ne pas prendre de photos et exprime par la photo ce qu’il croit être une expression de sa liberté individuelle.

3-      La créativité. Les photos frénétiques sont une preuve de mon action et de ma capacité autonome de création. Je deviens acteur (parfois illusoire) de ce que je vois, je compose la scène, je m’y insère, seul ou avec des proches ou des habitants. Je  deviens en même temps artiste en créant un œuvre, mon œuvre. Dans ce cas les sites de voyages visités ne sont qu’un prétexte.

4-      Le développement des selfies. Ce phénomène arrivé avec les téléphones portables-appareilsphotos. Il est accéléré par celui des perches à selfies sur lequels on emboîte les portables. Avec ces forêts de téléphones hérissés sur ces bâtons de selfies, tout le monde veut se mettre en scène dans sa création à côté du lieu, du site, de la personne, de la vedette… Chacun veut devenir metteur en scène de sa propre vie. Le phénomène avait été un peu amorcé par les retardateurs des appareils photos qui permettent de déclencher la photos en laissant le temps d'aller se placer devant l'objectif. Le même Michel Tournier observait déjà il y a 40 ans à Venise : "Les "souvenirs" du touriste vénitien sont autant d'autoportraits." ("Météores" 1975). 

5-      Le souci de se distinguer. Mon esprit individualiste et créatif aime bien montrer que j’ai fait des choses que les autres n’ont pas faites. Au spectacle de telle vedette, « j’y étais ! ». Telle merveille du monde « je l’ai faite ! ».  Ma photo a valeur de preuve. Ces témoignages de ma présence dans des lieux ou des moments exceptionnels que mes interlocuteurs ne connaissent pas forcément me valorisent. C’est aussi une manière de se rassurer. J’ai la preuve que « j’y étais », que « je l’ai fait ». Mais cette manie peut devenir un toc.

6-      Un esprit moutonnier. Paradoxalement, chacun libre, créatif et différent des autres veut en même temps faire la même chose que ce qu’il voit sur les réseaux sociaux, à la télévision, dans les films, simplement  pour se fondre dans la masse et ne pas se sentir exclu ou marginalisé. Tout le monde prend des photos, pourquoi n’en prendrais-je pas ? L’usage de ma liberté consiste donc à faire comme tout le monde.

7-      La vitesse. Tout s’accélère. On multiplie les « courts  séjours », et les étapes dans un circuit pour en voir un maximum. On n’a plus le temps de regarder mais on picore et on papillonne en se disant qu’on trouvera peut-être le temps de voir ce qu’on n’a pas bien vu en regardant ses photos.

8-      L’appropriation virtuelle. Tout photographier est une forme d’appropriation. Je prends vite dans ma boîte ce que je ne peux pas m’offrir, qui est réservé aux riches ou que j’ai peur de ne pas revoir. Je sécurise ainsi les œuvres du musée, le monument ou le moment vécu.

9-      Une certaine civilisation du partage. Là encore c’est paradoxal : je stocke mais je partage. Le glissement s’est effectué par les réseaux « sociaux ». Comme leur nom l’indique, ces réseaux ont une vocation d’ouverture sociale et non de repli individuel.  On accumule des photos pour montrer et partager sa chance et ses richesses à sa famille et ses amis. Sur Facebook et Twitter, Instagram, c’est d’abord la photo ou la vidéo qui accroche, même si sur ces réseaux sociaux elles sont très volatiles et vite oubliées.

10-   La miniaturisation du matériel et sa démocratisation. Il est quand même plus facile de prendre des photos avec le téléphone portable sorti de sa poche qu’avec une grosse caméra vidéo ou en choisissant de lourds objectifs dans un sac de 5 à 10 kgs. Faire de bonnes photos est désormais à la portée de tout le monde, d’autant que cette miniaturisation s’est accompagnée de qualité. Les petites caméras GoPro, fixées à un casque par exemple,  rapportent toutes seules les sensations vécues par l’œil.

11-   La numérisation. Du temps de la photo argentique, il fallait payer pellicule et développement ce qui obligeait à réfléchir avant de prendre une photo et à agir avec parcimonie. Avec la numérisation, le coût unitaire du cliché est tombé à zéro (hors amortissement du matériel). On peut prendre des clichés sans limites et faire le tri en rentrant chez soi ou à l’hôtel.

12-   Les capacités de stockage numérique. On peut facilement stocker et rechercher  des dizaines de milliers de photos dans des supports numériques, ordinateurs, « clouds », disques durs, clés USB, disquette, … Mais ces trésors s’entassent et attendent souvent un hypothétique réveil comme la Belle au bois dormant. Ma mémoire personnelle est plus importante que ma mémoire numérique. Or, je fais davantage confiance à ma mémoire numérique, mais je n’ai pas le temps d’y aller.

13-   La civilisation de l’écran. Presque plus personne ne sait simplement regarder directement avec ses pupilles, mais tout le monde éprouve le besoin de voir à travers un écran. Ce que certains sociologues ont formulé ainsi : la civilisation McLuhan a marginalisé celle de Gutemberg. On pourrait dire que les écrans remplacent l’écrit… et même le réel. Ou comme disait Marshall McLuhan, ce théoricien canadien de la communication : les média ont plus d’importance que leurs contenus.  

14-   Le rôle des grands média. Les grandes chaînes de télévision en continu et certains sites Internet surfent sur cette vague de la photographie à outrance et incitent à envoyer des photos et vidéos témoignant d’événements ou de situations. La photo devient donc pour beaucoup un réflexe toujours et partout.

Ma conclusion est : oui à la photographie mais d’abord oui  au regard. Car j’aurai beau disposer des meilleurs appareils photos, d’avoir les connaissances techniques les plus pointues en photographie, si je ne sais pas regarder, je passerai toujours à côté des plus belles images. L’œil -et l’intelligence à laquelle il est relié- sont donc plus importants que l’appareil. Certains vont même jusqu’à se demander s’il faut ou non emporter un appareil photo en voyage. Finalement tout est question de discernement : jusqu’où aller ou ne pas aller. Comme souvent dans la vie. 

Avant de terminer, je ne peux pas m'empêcher de rapporter une blague japonaise qu'un guide m'a racontée en Asie : 

Un japonais parle de son voyage à Paris à un de ses amis

- Tu as visité Paris ?

- oui, bien sûr !

- c'est bien la France ? 

- Je ne sais pas encore. 

- Mais tu as visité la France et tu ne sais pas si c'est bien ? 

- non parce que je n'ai pas encore regardé mes photos. 

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