Le facteur voyage. Comme l’écrivain Joseph Conrad, j’ai pris goût aux voyages grâce à la géographie et à ses cartes. Et j’ai appris à m’orienter dans les cartes de géographie grâce aux timbres-poste. Quand j’étais enfant, mes parents n’avaient pas les moyens de nous offrir, à mon frère, à mes sœurs et à moi, des voyages. Pourtant, dès mon plus jeune âge, dans ma chambre, j’ai fait plusieurs fois le tour du monde, un peu comme le raconte une autre grande voyageuse, Muriel Cerf.
On nous avait confié, à mon frère et moi, un vieil album jauni de timbres-poste d’un grand oncle disparu, en nous suggérant d’en compléter la collection. Un cadeau boîte de Pandore. Je touchais ces anciennes vignettes, comme Aladin frottait sa lampe et ces minuscules fenêtres s’ouvraient sur le monde. Elles ont imprimé dans mes neurones une bucket-list que je n’arrête plus de chercher à réaliser. L’écrivain Gilles Lapouge l’affirme, "tout voyage, y compris dans les terres inconnues, n’est que le souvenir d’une encre ancienne".
Mes rêves de voyages et l’encre des graveurs ont donc précédé mes voyages. Et quand j’entre dans un vieux bureau de poste à l’autre bout du monde, comme celui de Luang Prabang au nord du Laos dont j’ai rapporté cette photo, les pages d’un album se réveillent et s’animent. Car, avant de les approcher dans les parcs du Kenya ou d’Afrique du Sud, j’avais déjà caressé les grands fauves. Je connaissais les fleurs tropicales, qu’elles soient hibiscus pourpres ou strelitzia reginae survolés de colibris, avant d’avoir pu les sentir. J’étais familier depuis ma tendre enfance des rois et des présidents, qu’ils s’appellent Habib Bourguiba, Mohamed V, Victoria the queen ou même Rama IX.
Je savais par exemple, bien avant d’y avoir été, du temps du bloc monocolore de l’URSS, qu’il existait une Estonie et une Lettonie phagocytés que je pouvais situer exactement sur une carte. Je connaissais tous les territoires coloniaux qui avaient émis des timbres ou avaient été représentés, avant même d’être figés par un trait de plume des empires. Par exemple le Fouta-Djalon maintenant terre de la Guinée. Je sais traduire Tonkin, Annam et Cochinchine en Vietnam ou bien Transylvanie, Valachie et Moldavie en Roumanie. La complexité des Balkans n’a jamais eu de secrets pour moi, ni la Prusse orientale.
J’avais mon musée personnel de tableaux célèbres et ma bibliothèque privée d’écrivains illustres. Comme sur un tapis volant, j’avais déjà exploré le Moyen-Orient et l’Asie Centrale, de même que les îles lointaines comme Mauritius où, depuis, j’ai visité le « Blue penny museum ». Quand j’ai réellement voyagé à La Réunion, je me suis fait photographier dans la montagne, fier comme Artaban, devant l’église de Cilaos qui avait figuré sur un timbre français de 1960. Je connais par cœur les noms oubliés de pays re-nommés comme la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina), le Soudan Français (Mali), l’Oubangui-Chari (Centrafrique), le Dahomey (Bénin). Des noms aussi étranges que Kuoni (Finlande), Magyar (Hongrie) ou Siam (Thaïlande) me sont familiers.
J’ai une dette envers ce bain de philatélie précoce, même si le timbre-poste n’est plus un facteur de voyages dans notre société. Les cartes postales et les missives, aujourd'hui délicieusement "vintage" ont été remplacés par des SMS, des what’s app, des émails ou par l’envoi d’images sur Instagram ou vers un blog. On n’a plus besoin de laisser son empreinte salivaire sur une vignette devenue autocollante, ni même de chercher une boîte aux lettres ou un bureau de poste. Mais si les voyageurs n’ont plus besoin de timbres, en revanche les voyages ont toujours besoin de timbrés.
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