Le voyage exorcisant. Cet album d’Hergé est un grand trekking dans l’Himalaya. On s’y croirait. Beaucoup de trekkeurs connaissent les vertus thérapeutiques de longues, rudes et harassantes randonnées. J’ai personnellement vécu l’effort et le dépassement de soi permettent de faire le vide dans sa tête, de conjurer ses peurs ou ses angoisses et qui exigent de garder du souffle dans la durée. Avec l’humour qui caractérise son histoire, Hergé souligne cette nécessité en montrant le capitaine Haddock démarrer beaucoup plus vite que ses compagnons sur les premiers contreforts de l’Himalaya avant de se faire impitoyablement distancer.
La rando dessinée par Hergé dans cet album sorti en 1960 fut précisément pour lui-même une forme de psychanalyse. Il était à l’époque hanté par la culpabilité parce que écartelé sentimentalement entre son épouse et une autre femme. Il s’est engagé dans cette espèce de course à la pureté dans les immensités immaculées de la neige des hautes montagnes.
La psychologie imbibe cette histoire comme le whisky le capitaine Haddock. En effet Tintin est poussé dans cette aventure en Inde, au Népal et au Tibet par une intuition télépathique et obsédante, la certitude que son ami chinois Tchang a survécu à la chute d’un avion qui s’est écrasé dans l’Himalaya. C’est la projection d’une histoire personnelle d’Hergé qui avait connu en 1932 un étudiant chinois aussi appelé Tchang et reparti en Chine. Il a passé des années à rechercher sa trace, persuadé qu’il était en danger sous le régime maoïste. Hergé ne retrouvera finalement Tchang -qui avait réellement beaucoup souffert de la révolution culturelle- qu’en 1981, bien après la parution de "Tintin au Tibet".
Heureusement Hergé prend du recul par rapport à ces tensions intimes. On le voit ainsi rebondir avec drôlerie pendant plusieurs pages sur le mot « tchang » qui devient un éternuement ou le nom d’un petit chien. C’est la preuve que, par rapport à ses premiers albums très frustes, le dessin et le scénario ont beaucoup mûri et sont mieux élaborés et construits. Il arrive à y créer un suspens, en jouant avec la coquecigrue de l’abominable Yeti, à insérer des valeurs fortes comme l’amitié, la persévérance et le courage, tout en jouant avec les pseudos gros mots du Capitaine Hadock du genre "bachi-bouzouk" ou "calembredaine".
Son histoire est aussi prétexte à voyage vers l’Inde, le Népal et le Tibet dans l’Himalaya. On y voit Delhi et Katmandou. Pour paraître réaliste, il a effectué un travail documentaire scrupuleux qui transparait dans la finesse des arrière-plans de ses dessins et ses superbes paysages de haute montagne, l’équilibre et la minutie de ses couleurs, le soin apporté aux détails comme le chorten (stupa tibétain) trouvé dans la montagne. J’ai pris plaisir à découvrir la lamaserie avec ses moines, les costumes, les statues, les cerfs-volants et même des scènes de lévitation. Tintin au Tibet est un grand voyage dans plusieurs sens du terme.
Editions Casterman, réédition de 2007