L’idéalisation de Tahiti. Ce livre est une icône du récit de voyage, du voyage maritime de découverte en particulier. Car ce livre a nourri et continue de nourrir l’imaginaire de générations d’aventuriers et de grands voyageurs. Il est, de ce point de vue, le pendant français du récit de l’anglais James Cook. Tous deux s’embarquèrent à peu près en même temps (1766 pour le premier, 1768 pour le second) pour un premier voyage autour du monde à la recherche de terres inconnues, à une époque où la cartographie du monde connaissait encore beaucoup de zones floues et où les royaumes d’Angleterre et de France esquissaient les premiers traits de leurs futurs empires coloniaux. Les deux rivaux, Cook et Bougainville, sont encore aujourd’hui des piliers du patrimoine de la littérature des voyages. Comme le dit l’écrivain Gilles Lapouge "toute exploration est le souvenir d’un manuscrit ancien".
Histoire d’imaginaire, c’est vrai ! J’avoue que le seul nom de Bougainville, personnellement, m’avait toujours fait rêver, même sans avoir lu son récit. Peut-être est-ce à cause des bougainvilliers, ces fleurs qui enchantent tous les voyageurs dans les tropiques ? C’est le botaniste de l’expédition de Bougainville, Philibert Commerson, qui avait donné, en hommage à son commandant, le nom latin de "bougainvillea" à ces arbustes aux fleurs lumineuses et colorées de mauve, rose, rouge, orange ou jaune qu’il venait de "découvrir".
Cette fois donc, je me suis plongé dans la lecture de ce récit. Bougainville est le premier navigateur français à avoir réalisé le tour du monde en bateau ("circumnavigation"). Pour être franc, malgré un style agréable et fluide, sa lecture m’a un peu dérouté. A la différence de Cook, pur aventurier maritime et découvreur, Bougainville part d’abord chargé d’une mission officielle pour le compte du roi Louis XV : transférer aux Espagnols le territoire des Malouines (aujourd’hui les Falkland anglaises) que Bougainville lui-même avait commencé à coloniser quelques années auparavant avec des malouins. Son ambassade se passe en Uruguay et en Argentine que Bougainville visite longuement. Il en profite pour faire de longues digressions sur les jésuites du Paraguay, puis sur la Patagonie et la Terre de Feu.
Après ces parenthèses plutôt terriennes, le navigateur reprend la mer vers les Indes orientales à travers le Pacifique. Et l’apogée de son tour du monde se passe au milieu de l’océan, à Tahiti où il ne reste pourtant qu’une dizaine de jours. Son récit s’articule en trois parties : avant, pendant et après Tahiti qu’il décrit comme une sorte de paradis des hommes. Il y débarque, épuisé par l’immensité du Pacifique et chargé de malades du scorbut. Très vite, il devient enthousiaste et euphorique de cette île qu’il appelle d’abord la "nouvelle Cythère" (1) : "je me croyais dans le jardin d’Eden," écrit-il, "partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, la joie douce et toutes les apparences du bonheur". Il décrit une nature riche et des habitants généreux qui offrent tout ce qu’ils ont de plus précieux, y compris leurs femmes ! Et qui, malgré plusieurs meurtres commis par des marins, pleurent en voyant les français repartir !
Ce récit merveilleux rapporté par Bougainville tombait à pic pour la philosophie des Lumières dans laquelle le navigateur baignait déjà et qui préparait les idées de la révolution française. Diderot s’est aussitôt emparé de ce récit mirifique à travers un "Supplément au voyage de Bougainville". Dans ce petit recueil (que l’on fait étudier encore aujourd’hui aux élèves de philosophie en terminale), Diderot règle son compte avec la morale et la religion. Bougainville qui avait ainsi involontairement contribué aux idées de la révolution est incarcéré deux ans pendant la Terreur et ne sauve sa tête qu’avec un miracle, la chute de Robespierre. Mais, au-delà des idées politiques de la Révolution française, Bougainville a surtout semé le germe du rêve de tous les voyageurs : chercher un ailleurs meilleur que l’ici. Et, depuis Bougainville, Tahiti reste dans l’inconscient de beaucoup de français le rêve de ce voyage absolu un peu mythique.
"Voyage autour du monde" de Louis-Antoine de Bougainville. Editions "Petits classiques Larousse". Cette édition conçue pour les scolaires a l’avantage d’apporter une introduction et une postface denses, claires et instructives
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(1)Quelques années plus tôt des artistes français (Couperin en musique et Watteau en peinture) avaient magnifié l’image de l’île grecque de Cythère, lieu de naissance d’Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité dans la mythologie grecque.