La mobilité entravée. Cette photo que j’ai prise à l’un des postes-frontières entre la France et l’Italie est un rêve : je n’y ai vu ni policier ni douanier mais seulement ce panneau se contentant de souhaiter la bienvenue en plusieurs langues. C’était l’idéal de la liberté de circulation dans la zone Schengen. Lors de la chute du mur de Berlin en 1989 j’avais espéré, comme beaucoup de gens, que l'effondrement de ce mur entrainerait l’écroulement des derniers murs dans le monde. Erreur ! Depuis 25 ans les frontières et les murs-frontières n’ont fait que proliférer sur tous les continents et leur prolifération s’est même accélérée ces derniers mois, tandis que les formalités et des contrôles à tous passages routiers ou aéroportuaires se durcissaient.
Une émission économique diffusée le 7 décembre dernier sur France TV Info, "L’angle éco" de François Lenglet, intitulée "Vers un retour des frontières ?", affirmait que les frontières avaient augmenté de 30 000 kms dans le monde en 25 ans. La raison ? La multiplication du nombre de pays qui sont passés de 150 en 1975 à 200 aujourd’hui. Il suffit de regarder une carte. En ne prenant que le seul exemple de l’Europe, on voit que l’ex Yougoslavie a éclaté en Serbie, Slovénie, Slovaquie, Bosnie-Herzégovine (elle-même fédération d’états ethniques), Kosovo, Monténégro et Macédoine ou que la Tchécoslovaquie a été coupée en deux.
Et ce morcellement en peau de panthère du monde n’est probablement pas terminé, puisque certains habitants de nombreuses régions ou îles rêvent de se séparer de leur mère patrie comme l’Andalousie, l’Ecosse ou la Corse, pour ne parler que de l’Europe. Ailleurs dans le monde, de nombreuses guerres civiles conduisent à la création de nouveaux pays comme l’Erythrée est apparue séparée de l’Ethiopie ou l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud disjointes de la Géorgie. On assiste à une sorte de féodalisation du monde avec un fourmillement de petits pays, clientélisés autour de quelques géants.
Le plus grave est que les frontières se transforment de plus en plus souvent en murs de béton ou de barbelés. Il y avait déjà la partition de la Corée en deux ou celle de Chypre. Puis ont été édifiés des murs entre Israël et la Palestine ou entre les Etats-Unis et le Mexique. Puis ce fut au tour de l’Europe de commencer à se barricader, par exemple autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla ou à ses frontières de l’est. Et la migration massive des syriens et des irakiens fuyant la guerre a fait pousser soudainement ces derniers mois des milliers de kms de barbelés supplémentaires en Europe centrale et de l’est. L'Europe unie devient l'Europe mosaïque. Le magazine Courrier International affirme que les murs-frontières dépassent aujourd’hui les 21 000 kms dans le monde.
En même temps les formalités de passage se durcissent à tous les points d’entrée. Après des années d’assouplissement pour favoriser les échanges commerciaux et encourager le tourisme international, on assiste à un rétablissement de visas préalables et de tracasseries policières et douanières et la réapparition de postes frontières là où on les avait abandonnés. En quelques années, comme un retour de balancier après des années de mondialisation et libéralisation, on assiste à des replis nationalistes et identitaires.
Chacun ferme sa porte au voisin. En voulant se protéger de la misère du monde ou du terrorisme, chacun s’enferme chez soi. On ne souhaite plus la bienvenue mais on demande de montrer patte blanche. Est-ce une protection ou un enfermement ? Même à l'intérieur des pays on voit des grilles se dresser, isolant des quartiers riches qui veulent se protéger des pauvres. Je ne suis pas sûr que tout le monde mesure encore les conséquences humaines, économiques et politiques de cette évolution qui ne soigne que les conséquences et non les causes des problèmes. C'est parfois nécessaire à court terme, mais c'est difficilement tenable et c'est redoutable à long terme, surtout quand les frontières deviennent des murs élevés. La complication des voyages ne sera qu’un épiphénomène de cette tendance. Au moins pour les voyageurs "protégés" des pays riches.
On voit que le sujet est dans l’air du temps puisque le Musée de l’immigration à Paris consacre une exposition à ce sujet jusqu’au 29 mai 2016 sur le thème "les limites et leurs limites". Ses auteurs constatent : "à l’utopie d’un monde sans frontières où chacun serait libre de circuler, de s’installer et de travailler s’oppose un contrôle renforcé voire une militarisation des frontières. L’ouverture s’efface devant la fermeture, la liberté devant le contrôle." C’est déjà une caractéristique forte de notre XXIème siècle à côté d’une autre menace, celle du réchauffement climatique. L'espèce humaine évolue dangeureusement.
A lire : « L’obsession des frontières » de Michel Foucher, Livre de poche, 2012
A consulter : le site lesmurs.org qui recense les frontières murées à travers le monde