Marco Polo des années cinquante. Avec sept siècles d’écart, Nicolas Bouvier est un des plus brillants héritiers de Marco Polo. A mon goût son livre est même bien plus passionnant que celui de Marco Polo. Son livre « L’usage du monde » raconte ses pérégrinations de routard, dans les années 50, de Genève à l’entrée du Pakistan. Ce voyageur moderne ne se contente pas de décrire des villes ou des paysages, mais il décortique, analyse, commente au-delà des clichés. Au XXIème siècle, il aurait été un des blog-trotteurs les plus en vue. Il est en tout cas un des plus grands écrivains voyageurs. Au milieu des scènes de rues, de bistrots, de villages, de marchés ou de campagnes, il glisse dans son livre des scènes humaines étonnantes. Par exemple les musiciens tziganes du village de Bogoievo en Voïvodine (Serbie). "Ils changeaient l’éclairage du monde avec désinvolture, passant sans crier gare d’une gaité de truands à des coups d’archets déchirants". Pétri de culture, l’écrivain suisse devient alors sociologue, psychologue, philosophe. A coups de traits de plume parfois lapidaires ou de répliques saisissantes, ses personnages extraits du réel surgissent vrais, drôles, parfois cruels et impitoyables. Nicolas Bouvier est un portraitiste à l’écriture lumineuse et savoureuse. Accompagné dans son voyage du dessinateur Thierry Vernet, il sait s’arrêter pour goûter à l’imprévu : "nous refusons tous les luxes, sauf le plus précieux : la lenteur", écrit-il. Tous deux s’imprègnent des villes étapes où ils séjournent longtemps en y explorant tous les recoins, comme Prilep en Macédoine ou Tabriz en Iran. Puis ils reprennent la route : "le flux du voyage vous traverse, et vous éclaircit la tête ; des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent ; d’autres au contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres au lit d’un torrent. Aucun besoin d’intervenir ; la route travaille pour vous".
éditions Petite bibliothèque Payot/Voyageurs