Bamako sur son trente-et-un. Sur le site du Ministère français des affaires étrangères, le Mali est aujourd’hui aux trois-quarts "formellement déconseillé" aux voyageurs et pour le reste "déconseillé sauf raison impérative". Pourtant je viens de refaire un merveilleux voyage à Bamako grâce à un photographe malien, mondialement connu, Seydou Keita. Ce fut de surcroit un voyage dans le temps puisque les quelques 300 photos de lui qui sont exposées au Grand Palais à Paris ramènent au Bamako des années 1948 à 1962, quand ce photographe de quartier exerçait dans sa petite boutique familiale. Toute la bonne société de la capitale malienne, sapée comme à la fête, faisait la queue pour se faire tirer le portrait en noir et blanc par ce photographe-poussière qui avait la cote. J’ai été d’autant plus émue que, dans mon enfance, j’ai connu Bamako, ma terre paternelle, et que je retrouve dans certains albums de mes aïeux le style Seydou Keita.
J’ai été spécialement éblouie par ce portrait de femme allongée très agrandi par les organisateurs de l’exposition (Seydou Keita ne développait que des petits formats). Les marchands d’art et les conservateurs de musées, l’ont rebaptisé "la grande odalisque", en référence aux toiles colorées de peintres comme Ingres, Manet, Matisse, ou même Picasso et à leurs phantasmes orientalistes devant des femmes de harems ottomans. Seydou Keita ne connaissait pas le mot odalisque et cette femme allongée recouverte d’un long pagne et d’une "mouchoir de tête" négligemment posé de travers n’affiche pas la lascivité que les grands peintres ont donnée à leurs odalisques. Tout l’art de l’autodidacte Seydou Keita se joue dans la composition, la pose du modèle, l’équilibre, l’association des motifs et le graphisme d’ensemble : la tenture, le dessus de lit, le pagne, les bijoux, la position des mains,… Il composait une odalisque sans le savoir comme M. Jourdain faisait de la prose !
La confection de ses portraits a quelque chose de fascinant. Pourtant, il les apprêtait prestement en quelques ajustements, réalignant un pli ici, repositionnant une main là… On le voit sur une vidéo réalisée quelques années avant sa mort dans la cour familiale au milieu des cris et des jeux d’enfants, des femmes préparant la cuisine ou puisant de l’eau. Il travaillait la plupart du temps avec l’éclairage naturel de cette cour en y réalisant 40 à 50 séquences de shooting par jour. Il jouait avec une panoplie d’accessoires : radio, réveil, stylo, chapeau, képi ou fez, montre, pendentifs, lunettes sans verres, voiture, scooter, vélo, fleur, voire perruque de laine pour déguiser en "blanc",…. Chaque objet, chaque position des mains avait un sens, pour donner un air sérieux, moderne, riche, affectueux, zazou, sapeur, digne, élitiste,… Il se disait l’inventeur de la "photo d’angle" : plan serré, buste incliné, visage tourné, regard dans le lointain !
Surtout je me suis régalée des portraits de femmes, beaucoup moins figées que les hommes. Cette exposition est une galerie fantastique de femmes rêveuses, arrogantes, humbles, polissonnes, scarifiées, dures, tendres, dédaigneuses, rebelles, craintives, conquérantes, éberluées, nobles, soumises, séductrices,… Seyou Keita arrivait à dérider les plus récalcitrants comme M. Bilali, massif notaire en grand boubou pris de pied en cap, et que seul un bébé placé dans ses bras au dernier moment réussit à décoincer. Des bébés aux vieillards, des familles aux hommes politiques, des riches aux esclaves, des copains aux couples, le tout Bamako défile derrière son objectif, si rapidement clairvoyant. Pour moi Seydou Keita restitue la beauté et la noblesse de l’Afrique que j’aime, dans toute sa splendeur. Dans son art, je retrouve une authentique mémoire du Mali à travers les motifs des tissus et des pagnes, les coiffes et les coiffures, les attitudes… et surtout les visages. Cette exposition cadeau est un beau voyage à la portée de tous.
Grand Palais jusqu’au 11 juillet 2016