Courrier secret jusqu’à Alep. L’héroïne est une grande femme sportive, en robe noire, bien faite (disons bien dessinée), bourgeoise, un peu garçonne, froide. Elle effectue un parcours étrange et secret de "courrier" pour un "réseau" qu’on ne connaît pas à qui elle distribue, en zigzaguant d’un pays à l’autre, des messages, des plans et des objets. Pour tout dire, elle fait le tour de terroristes qui ont l’air de personnes ordinaires, parfois sympathiques, parfois antipathiques. On découvre aussi petit à petit qu’elle dissimule une haine rentrée.
L’illustrateur André Juillard nous fait entrer dans l’histoire imaginée par Christin avec un dessin réaliste, fin, précis, colorisé et soigné que je situe dans la lignée de l’école belge des Tintin et des Black et Mortimer. Juillard a en effet été un des continuateurs de la série Black et Mortimer après la mort de son créateur Edgar P. Jacobs. Ce dernier avait été lui-même à ses débuts un collaborateur d’Hergé pour plusieurs albums de Tintin. Comme chez Hergé et E.P. Jacobs, la justesse du dessin de Juillard rend la fiction vraisemblable.
Le long périple de Léna commence à Berlin, avant de passer par Budapest, la Roumanie et le delta du Danube, l'Ukraine à Kiev, la Turquie à Trabzon puis Izmir et la presqu’île de Karaburun. Sa mission secrète se termine à Alep en Syrie… ce qui nous ramène à l’actualité, bien que la bande dessinée soit parue il y a dix ans, bien avant la destruction de cette ville par la guerre civile. Toutes les étapes secrètes de Léna sont programmées en rendez-vous minutés et millimétrés. Elle joue les touristes moyens, mais, de son propre aveu, "ce n’est pas un voyage d’agrément."
Le scénario de Pierre Christin fait monter petit à petit les interrogations et le suspens. On découvre que l’itinéraire de Léna consiste à préparer à un attentat qui doit avoir lieu à Dubaï, pour faire capoter une conférence de la paix… et qu’elle mène double jeu ! Elle est poussée par une motivation terrible, la mort de son mari et de son fils lors d’un attentat à Karthoum. Elle accepte cette mission par vengeance contre la nébuleuse de l’internationale terroriste faite "d’anciens réseaux du communisme vendant leur savoir-faire en matière d’attentats aux prétendus nouveaux anti-impérialistes". Au fond elle est révulsée par ce terrorisme qu’elle feint de servir.
Je vous laisse découvrir le dénouement de cette histoire plausible et très contemporaine comme le sont beaucoup de séries télévisées américaines de cette veine du type Homeland. Je peux simplement vous dire que l’itinéraire du voyage de Léna se prolonge jusqu’à Buenos Aires en Argentine puis à Sydney en Australie. Mais en définitive, cette histoire est un peu celle d’un antiterrorisme d’infiltration idéal, tel que le rêve son auteur. Hélas cette fiction paraît aujourd’hui loin de la réalité. Comme le dit Léna dans un leitmotiv mental tout au long de la BD, "tout est précaire".
"Le long voyage de Léna" de Pierre Christin et André Juillard, éd. Dargaud 2006