L’anti touriste. Bruce Chatwin est à juste titre souvent considéré comme le meilleur des écrivains-voyageurs. Contrairement aux circuits touristiques rapides, superficiels et artificiels, cet écrivain anglais s’attache à tout ce qui n’est pas forcément apparent. Il ne fait pas du tourisme mais un voyage, sans limite de temps, s’arrêtant, explorant, visitant, enquêtant, s’interrogeant, parlant, faisant parler, labourant l’histoire et les légendes, parcourant des kms à pied,… Je me suis tout de suite senti en harmonie avec son approche.
Son livre (un de ses titres phares) écrit dans les années 1970 rassemble d’abord des histoires de personnes. Accessoirement de paysages. Pour lui, la Patagonie, cet immense territoire à cheval sur l’Argentine et le Chili, est avant tout un kaléidoscope humain baroque, fait d’histoire d’exils, de fuites, d’aventures d’immigrants venus du pays de Galles, d’Irlande, de Russie, ou de Lituanie. Dans cette cour de Babel on rencontre avec lui un anarchiste juif ukrainien, des gauchos au sang mêlé qui n’enlèvent jamais leur chapeau, une chanteuse soprano suisse, des péons ivres, une femme médecin russe, le dernier des Yaghan, cette ethnie disparue de la pointe sud de l’Amérique du sud, un padre au savoir encyclopédique sur les licornes ,... Ses rencontres sont un condensé insolite du monde.
Son écriture est comme une caméra cachée qui voit tout, observe avec la précision d’un entomologiste le détail qui marque, rapporte les conversations qui comptent, fait sentir les odeurs, décrit en détail les personnages, leurs costumes et leurs moindre tics… On entre avec lui dans les scènes qu’il raconte. Ses phrases sont courtes comme des coups de crayon de dessinateur. Par moments, il semble décrire un tableau avec la minutie d’un peintre ou faire un panoramique avec l’attention d’un cinéaste.
De surcroît, il met en perspective historique ou sociologique les lieux et les personnes qu’il découvre. Il cherche à comprendre et analyse, défait les clichés plutôt que d’en fabriquer. Par exemple, il n’aime pas Ushuaia. Ses histoires sont comme un meuble à tiroirs, composé de flash-back historiques, avec par exemple l’ombre du bandit gringo Butch Cassidy qui imprègne de nombreuses pages de son ouvrage ou avec la révolte anarchiste des 1910 menée par le Galicien Antonio Soto.
Un poète qu’il rencontre s’écrie : « La Patagonie ! C’est une dure maîtresse. Elle vous jette un sort. Une enchanteresse ! Elle replie ses bras sur vous et ne vous laisse plus jamais repartir ». Je n’ai pas encore eu la chance de visiter la Patagonie. Le livre de Bruce Chatwin me donne envie d’y prendre du temps. Pas seulement pour y voir s’écrouler les derniers pans de glaciers ou en rapporter des cartes postales de la pampa !
Editions Grasset, Le Livre de Poche